Pour les jeunes, par les jeunes de l’océan Indien
Avec son père, Jean-Jacques a appris l’apiculture dès l’âge de 5 ans. En allant avec lui relever les ruches, il a appris à connaître tous les contours de son île, et les différentes saveurs de miel que produisent ses abeilles en fonction des régions. Mais l’indifférence face à la dégradation de la nature le met en colère.
Grâce aux abeilles, je connais mon île de fond en comble. Mon père est apiculteur. À partir de l’âge de 5 ans, il m’a emmené avec lui pour s’occuper des ruches. Aujourd’hui, j’en ai 17 et comme il m’a appris l’apiculture, je l’apprendrai plus tard à mon fils.
On partait dans notre petit van Toyota. J’ai ainsi découvert la forêt, les tamariniers, les campêches, également les cerfs et les poules qui se baladaient. J’avais l’impression de vivre une aventure. Je marchais de tous les côtés, je cueillais les plantes pour découvrir leur odeur, je lançais des cailloux pour me distraire. J’avais un petit couteau accroché à ma ceinture comme si j’étais Rambo. Et j’étais persuadé que mon père, cet « homme de la nature », savait tout. Quand il ne pouvait pas me répondre j’étais étonné qu’il ne sache pas. Mais il ne me laissait pas le temps de rêvasser trop longtemps. Je devais l’aider pour déplacer les cadres des ruches.
Pour travailler avec les abeilles il faut être patient, méticuleux et concentré. C’est tout sauf moi. Au début je me faisais souvent piquer en posant mal mes mains sur les cadres. Petit à petit, j’ai appris à découvrir et à reconnaitre les saveurs, l’eucalyptus blanc, l’eucalyptus rouge, le letchi, le tamarin… Nous avons 200 ruches à travers l’ile. Mon père y passe ses journées. Moi je fais ça tous les jours pendant les vacances et, lorsque j’ai école, tous les week-ends. Grâce à mes ruches j’ai pu découvrir toutes les facettes de mon île. Je suis un ado de la nature.
À Curepipe, là où j’habite, c’est ma nurserie. C’est là que je nourris mes abeilles. Mon père a commencé là il y a quarante ans avec une seule ruche. Aujourd’hui on en a quarante dans la cour. C’est l’endroit le plus froid de l’île, moins de 23 degrés pendant la journée en hiver, il y a beaucoup de pluie. Alors c’est très vert. C’est le vent du Sud qui pousse tous les nuages vers Curepipe.
À Port-Louis, c’est la ville. On transpire beaucoup. C’est très chaud, très sec, il y a beaucoup de bâtiments. De là où sont installées les ruches, je peux voir le Champ de Mars et les musées. Ici le miel est de couleur marron clair, sa saveur est mélangée de plusieurs fleurs.
Au sud de Port-Louis, à Quatre Bornes, on récolte le miel de litchis. C’est le plus rare, le plus sucré, le plus concentré.
Mon site préféré est à Tamarin, à l’ouest. J’ai les montagnes dans le dos et la mer sous les yeux. C’est un endroit très tranquille, mais la chaleur y est incroyable. C’est très sec. Moi qui passe beaucoup de temps au même endroit pour manier les ruches, je transpire à grosses gouttes. Près des ruches je sens l’acacia et l’eucalyptus. Là-bas c’est la meilleure récolte.
Au nord de Tamarin, à Flic en Flac, les ruches sont dans les jardins d’un hôtel. De là je vois la montagne mais pas la mer. Le paysage est sec puis humide, ce qui fait un dégradé du beige au vert. Le miel est plus clair et a la saveur de l’eucalyptus blanc.
À Blue Bay, au sud, il y a beaucoup de champs de cannes. Lors de la coupe, les abeilles viennent prendre le sucre sur le bout de canne qui reste. Le paysage est plat, l’aéroport est tout près, au bord de la mer. Et le miel a un petit goût salé.
L’autre endroit où j’aime aller, c’est Bambous Virieux. Un petit village très calme, à l’est de l’île. De là-haut, je vois le vaste océan bleu au-dessus de la barrière de corail, les pécheurs en mer avec leurs filets, les champs de cannes à perte de vue, la forêt qui entoure la montagne, la terre à moitié sèche, à moitié humide. Je sens le vent qui vient de la mer me traverser la peau, le soleil qui me fait transpirer, les grands arbres qui apportent de l’ombre aux ruches. Ce n’est pas propice pour les abeilles mais le miel a un goût salin particulier.
Comme je passe la plupart de mon temps à la découverte de mon île, par rapport aux autres jeunes d’ici, je ne suis pas à l’aise avec les jeux sur téléphone ou avec une manette de Playstation. Des fois ça m’agace. Mais je trouve aussi bizarre que les Mauriciens ne voient plus la beauté de notre île et de sa nature qui est fragile. Depuis que je suis dans l’apiculture, je vois qu’avec le changement climatique et les pesticides il y a moins de fleurs donc moins de nourriture pour les abeilles. Pendant l’hiver, je dois doubler la nourriture avec de l’eau et du sucre. L’île est aussi polluée par les bouteilles en plastique, les mégots de cigarettes, et plein d’autres déchets. Quand je suis dans la nature, je passe mon temps à ramasser ces ordures qui traînent. Ça me met en colère de constater que personne ne se soucie de l’environnement ici. Je ne peux même plus pêcher d’écrevisses dans la rivière qui passe en bas de chez moi. Elles sont parties.
Il faudrait que les Mauriciens se réveillent s’ils veulent garder leur île vivante et pour que moi je puisse continuer à suivre mes abeilles.
Jean-Jacques, 18 ans