Pour les jeunes, par les jeunes de l’océan Indien
Le jour où son papa lui offre un violon, Tanvi ne se doute pas de tout ce que cela va amener à sa vie. Il y a la découverte éblouie qui tient d’une véritable histoire d’amour. Mais il y a aussi, au Conservatoire, la confrontation inattendue avec la différence de classes sociales, et tout ce qu’elle entraîne.
Notre histoire, comme toutes les histoires d’amour, a connu des hauts et des bas. Pendant un temps je lui ai tourné le dos. Puis, nous nous sommes reconnectés. L’alchimie était encore plus forte. Lui c’est mon violon. Le tout premier que j’ai eu. C’est mon papa qui me l’a offert. Cette délicate intention était aussi chargée d’amour. Quand j’ai tenu cet instrument entre mes petites mains, j’ai mesuré tout l’espoir que mon papa plaçait en moi.
Je peux dire que j’ai eu un coup de foudre pour cet instrument. Jour après jour, mon intérêt pour le violon a grandi et mes ambitions avec. Ceux qui ne sont pas familiers de cet instrument peuvent penser que le violon nécessite beaucoup d’entretien. En fait, le violon est comme plutôt comme moi – je dirais qu’il est discret, qu’il nécessite de la patience pour être apprivoisé et demande un peu d’attention. Mon violon, je lui procure des soins réguliers: j’utilise un chiffon doux et sec pour enlever délicatement la poussière de colophane blanche de sa jolie « peau » bronzée et éclatante. Je change aussi ses cordes usées dès que c’est nécessaire. Je remets des cordes rutilantes. C’est un geste qui demande à la fois délicatesse et énormément de précision. Parfois, quand je m’astreins à cette tâche, j’ai l’impression de manipuler une bombe à retardement – au moindre faux mouvement : boum… tout peut se défaire.
Quand mon violon n’est pas au travail il dort dans son étui bordé de velours.
Mon premier prof de violon m’a transmis toute sa passion et toute sa connaissance de cet instrument. Parce qu’elle a pris du temps et fait preuve de beaucoup d’attention envers moi, j’ai commencé, moi aussi, à adopter et aimer de plus en plus mon violon. Nous avions l’habitude de jouer et rire ensemble. Ce que je préférais, c’est quand on jouait en duo. Ces duos étaient joyeux, colorés, des moments de complicité que je chérissais. À l’époque je n’étais encore qu’une enfant qui adorait les mélodies de contes de fées. J’adorais la façon dont mes doigts glissaient sur les fils tendus de mon violon, la manière dont mon archet dansait et vibrait sur mon instrument à chaque fois que je jouais.
J’ai décroché une bourse quelque temps plus tard et c’est grâce à cela que j’ai fait mes premiers pas dans un Conservatoire de musique. C’est un monde que je ne connaissais pas du tout. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre. Mais peu importe, j’étais très excitée à l’idée d’en faire partie.
Je me souviens très bien de la première fois où j’y suis allée. Dans la voiture de mes parents, nous avons roulé jusqu’aux pieds de la colline Candos pour nous rendre au Conservatoire situé dans ce quartier cossu. Il y avait de très belles et grandes maisons sur une avenue où des arbres étaient plantés les uns à côté des autres comme des sentinelles qui nous menaient jusqu’au Conservatoire. Quand j’ai passé le seuil, la musique a empli mes oreilles. C’était un brouhaha. Les sons de piano s’entremêlaient à ceux des violons et des voix qui résonnaient dans le petit immeuble. Le monde des possibles s’offrait à moi.
Là d’où je viens, personne ne jouait du violon. À cette période, c’était considéré comme une pratique de luxe ! Au Conservatoire, les gens étaient si différents de moi. J’avais l’impression d’avoir mis le pied dans un univers totalement inconnu. Il n’y avait pas un seul Mauricien autour de nous. Les gens nous ont regardés, mes parents et moi, comme si nous venions d’une autre planète et que notre vaisseau s’était écrasé par erreur au Conservatoire. Certains enseignants étaient des Mauriciens, comme moi. Mais même la directrice était une étrangère. Je me suis sentie complètement perdue. Je n’avais pas l’habitude de parler anglais ou même français.
Avec le temps je m’y suis fait. J’ai compris que pour les autres ici, jouer d’un instrument de musique classique était juste un fait courant. À chaque fois que j’ai essayé de parler à un autre élève, il était clair que personne n’avait envie qu’on devienne amis. La façon dont les autres me regardaient me mettait mal à l’aise. Eux, ils étaient comme des géants et moi, la petite chose étrangère. Ils faisaient tous partie d’une classe sociale plus importante. La manière dont ils s’habillaient, la manière dont ils parlaient, et puis la façon dont ils se comportaient dans leur cercle social étaient comme réservées aux personnes de leur statut. J’ai remarqué que chaque groupe social pratiquait un instrument spécifique. Ce que j’ai surtout noté est que la plupart d’entre eux n’avaient pas du tout envie d’être là. Ils avaient tous un peu eu la pression de leurs parents pour pratiquer tel ou tel instrument. J’avais le sentiment que cela relevait plutôt d’une corvée que d’un plaisir pour eux de jouer de leur instrument.
Très peu jouaient du violon. Et ceux qui étaient concernés passaient le plus clair de leur temps à se vanter du prix de leur instrument, sa qualité, et bla bla, bla bla… En vrai, la plupart des élèves de ce Conservatoire pratiquaient le piano – c’est un instrument qui regroupe les gens d’une classe sociale encore plus importante.
Sinon partout où je suis allée, dans les écoles, les associations, je voyais un tas de jeunes jouer de la guitare. C’est un instrument populaire dont pratiquement tout le monde peut jouer. Ici, chaque classe sociale a son instrument. C’est presque discriminatoire. Depuis que je joue du violon, j’ai pu découvrir ces cercles restreints et faire l’expérience des réactions dont je ne soupçonnais pas l’existence : au Conservatoire où je ne voyais personne comme moi mais seulement des étrangers riches ; à l’école où les filles étaient choquées d’apprendre que je joue du violon parce que c’est normalement réservé aux riches et ceux appartenant à une classe sociale différente de la nôtre.
En fait, différentes personnes avaient différents points de vue concernant ma pratique du violon. Dans mon quartier, ma famille est plutôt connue. Par conséquent, partout où je vais les gens me connaissent même si moi je ne les connais pas. Au début quand je jouais du violon à la maison pour faire mes exercices pratiques, mes voisins m’entendaient et venaient me voir, m’écouter. Ils étaient curieux d’en savoir plus.
Quand il y avait des célébrations dans la localité comme pour la Fête de la Musique ou Divali, la fête de la lumière, ma sœur qui joue de la flûte et moi étions toujours invitées pour jouer. Pour ces événements, j’ai l’habitude de jouer des morceaux à la mode, que tout le monde connaît. À l’occasion des fêtes d’anniversaire à la maison ou des dîners avec plein d’invités, j’ai eu pour habitude de travailler un ou deux morceaux parce que je sais que mon papa sera content de m’entendre jouer.
J’ai quelques années de pratique mais ça ne fait pas longtemps que je me dis que je joue bien du violon. Je me rappelle que pour l’anniversaire de mon papa, j’ai joué le morceau « Nothing’s gonna change my love for you ». C’était bien la première fois que j’étais fière de moi. Mon papa m’a applaudi, il avait un sourire d’enfer. J’ai eu le sentiment d’avoir accompli quelque chose de bien.
Même si je me suis sentie complètement mal à l’aise et hors de mon milieu, j’ai quand même appris beaucoup de choses. J’ai fait l’expérience de mondes totalement différents du mien. J’ai vécu des moments que je n’aurais même pas pu imaginer. Avec ma famille nous n’avions, avant cela, jamais assisté à un concert de musique classique ou à d’autres événements qui réunissent seulement des gens d’un milieu social plus élevé.
Être en présence d’une élite sociale au Conservatoire n’a pas changé qui je suis. C’est vrai, j’ai fait l’expérience de nouvelles choses et ça a contribué à me faire grandir. Au final, je suis restée la même mais armée de plus de connaissances.
Tanvi, 16 ans