Notre FUTUR

Le prix de l’indépendance

Issus de milieux sociaux différents, Léo et sa copine ont fait le choix encore peu courant à Maurice de s’installer ensemble hors mariage. Mais si aux yeux des autres tout va bien, le jeune couple se retrouve confronté à une précarité induite par les bas salaires et l’exploitation. Une situation qui va influer sur leur relation.

 

Ma copine et moi nous étions en mission. Nous traversions les rayons, moi armé de la calculatrice de mon téléphone, elle de la liste des courses. Une liste qu’à la longue on connaissait par cœur, vu qu’elle était la même, mois après mois. Tout était calculé pour que nos rations tiennent dans un panier. En gros, le strict nécessaire : des pâtes, des sauces, des mines Apollo, des paquets de saucisses et un petit sachet de riz. Le rayon viande, on le laissait derrière nous. Les légumes, uniquement du surgelé. Au rayon hygiène, un savon, un shampoing et basta. Trop cher ! On parcourait les étagères en évitant de trop regarder. Lever la tête, c’était voir défiler devant nos yeux un plaisir qu’on ne pouvait se permettre. Un mirage.

 

Une fois les courses faites, on avait dépensé presque Rs 4 000. Plus de la moitié de nos revenus. Le mois allait être long. À partir du 10 d’ailleurs, c’était la traversée du désert. Nous habitions dans une vieille maison aux meubles délabrés. La moisissure décorait les murs, les champignons pullulaient dans la salle de bains. Le frigo ronflait constamment. Des tiges en bois maintenaient péniblement nos fenêtres fermées. On ne pouvait dénicher meilleure offre pour Rs 2 000 de loyer par mois. On comptait les jours jusqu’à la paie. Deux semaines en sueur à attendre que le liquide soit versé. Voilà comment on a vécu en couple pendant deux ans avec Rs 7 000 par mois ! Mes revenus représentaient la moitié du salaire minimum de l’île. Dans le silence, nous subissions des conditions de pauvreté.  

 

Je n’avais pas de diplôme, j’avais fui l’école sans terminer ma scolarité. Je travaillais comme serveur mais sans contrat. Rien ne forçait mon patron à me payer le salaire minimum et il pouvait se débarrasser de moi quand il le voulait. Ma copine, de son côté, poursuivait des études universitaires. Nous nous aimions et c’est tout ce qui comptait.

 

Ma copine vient d’une classe sociale supérieure. Ses parents gagnent bien leur vie et possèdent une somptueuse baraque nichée au cœur des beaux quartiers urbains. Alors que moi, j’habitais avec mon père dans un modeste appartement aménagé parmi les lots de résidences dédiés aux officiers de police. Un bloc de béton coincé entre une capitale en décrépitude et une périphérie à l’abandon. Par amour, elle avait abandonné son confort.

À Maurice, il est rare qu’un jeune adulte abandonne le cocon familial. Dans notre cas, nous étions deux ! Parmi nos amis, nous étions les seuls à risquer cette aventure solitaire. Normalement ici, on vit avec nos parents jusqu’au mariage. Et encore, beaucoup préfèrent emménager chez leurs beaux-parents qui les aident à élever leurs enfants. Une sorte de tradition. 

Mais nous, nous avions choisi de partir. Dès lors, hors de question de retourner en arrière.

 

Par moments, je me sentais comme mon père. Comme si je répétais ses erreurs. Mais contrairement à lui, la séparation dans l’épreuve n’était guère une option pour moi. Il arrivait que ma copine et moi ne parlions pas la même langue. Elle voulait s’évader de la monotonie, de cet état de pauvreté. Partir se perdre au centre-ville. Elle rêvait d’aller en boîte, de découvrir un nouveau resto, d’acheter des vêtements en magasin et pas au rabais. Mais mon corps exténué par les heures de travail ne demandait qu’à se poser… et espérer rêver. 

 

La fête, c’était manger un MacDo à 300 balles. Les rencards en amoureux, c’était de longues marches à discuter, ou des pique-niques. Chaque trimestre, nous nous accordions une sortie. C’était le jackpot si l’activité était gratuite ! Les visites chez la famille étaient l’occasion pour nous de nous remplir le bide. Ma mère nous accueillait avec des plats typiques mauriciens : riz-curry, rougaille de poisson ou de saucisses. Rien jamais n’égale la cuisine de Maman. Un délice pour nos papilles affamées. Mais ça, personne ne le savait. Avec les amis, on se limitait au café-gâteau. À force, ils devaient se dire qu’on ne vivait que d’amour et d’eau fraîche. Si seulement ils savaient…

 

On ne parlait jamais de notre situation. Pour nos proches, nous vivions correctement. « C’est normal, il travaille », se félicitaient nos parents. Les amis nous pardonnaient nos brèves apparitions. « C’est normal, ils sont en couple », se disaient-ils. Aux yeux de tous, nous étions deux jeunes qui vivions nos rêves. Ils n’avaient peut-être pas tort. Car, hormis nos péripéties financières, nous avions appris à être à la fois nos propres confidents et nos propres conseillers. C’est ce genre d’épreuves qui brisent ou consolident un couple. Pour nous, ces deux années ont cimenté notre relation.

 

Aujourd’hui, ma copine a décroché sa licence et a trouvé du boulot. Moi, je me suis débarrassé de mon patron abusif pour un emploi plus respectueux. 

Après ces longs mois enfin on respire ; on gagne Rs 31 000, une fortune. Et on a recommencé à manger de la viande. 

 

Léo, 24 ans, comédien, Port Louis

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *