Pour les jeunes, par les jeunes de l’océan Indien
Contrainte par ses parents de ne pas parler créole, Ségolène a fini par le parler avec un accent français. D’abord moquée, elle raconte comment elle s’est défaite de la peur du ridicule pour se glisser dans la langue de son île.
Parler le créole, c’était impossible à la maison.
Je me suis toujours exprimée en français. C’était le souhait, non, la règle que mes parents avaient imposée. Je serai élevée en français. Pas de négociation possible. C’était une question de statut, une façon de se faire valoir dans la société selon eux.
A Maurice beaucoup pensent que parler créole c’est être dans la « sous classe ». Mes parents ne voulaient pas ça pour moi. Le français c’est la prestance, l’élégance, la richesse. La classe quoi, pas la sous classe.
J’habite à Eau-Coulée Curepipe, dans un quartier ordinaire.
Mais le français à quelques inconvénients.
Quand j’étais enfant, je n’osais pas aller dans les boutiques du coin, comme le font les autres. J’avais toujours trop peur que le boutiquier ne me comprenne pas et surtout qu’il me croie snob.
J’évitais la conversation à tout prix, même avec les voisins ou les gens que je rencontrais dans la rue. Je me tenais au strict minimum : « Boujour, ou, non, merci, au revoir ».
Je pensais à ces gens qui se foutaient de moi quand je parlais créole à cause de mon accent français, qui se moquaient toujours quand je retournais vers le français parce que je suis « grand noir », que je me la pète et ceux qui, simplement, ne me comprennent pas dans les deux langues.
Au collège j’avais l’impression d’être un alien. Je fréquente un établissement réservé aux filles tout près de chez moi.
La plupart d’entre elles parlent à peine un mot de français. Elles me disaient : « Tu es Mauricienne ? » « Tu peux dire une phrase en créole ? ».
Ces questions m’ont souvent blessée. Ça me mettait carrément en colère ! J’avais l’impression d’être une bête de foire, mais en même temps je les comprenais. Je vis à Maurice et je ne parle pas la langue locale.
Mes parents parlent le créole entre eux mais moi non. Finalement, je me sentais perdue entre deux fausses identités.
J’habitais mon île mais pas sa langue.
Un jour, maman m’a dit qu’elle regrettait un peu de ne pas m’avoir laissé m’exprimer en créole. Elle disait que mon père et elle pensaient que je m’en sortirais mieux à l’école et dans la vie si j’étais meilleure en français que les autres. Si j’étais plus « présentable ».
Mon père, lui, ne me l’a jamais dit en face mais je me souviens d’une pièce de théâtre que j’avais fait entièrement en créole. C’était la toute première fois qu’il m’entendait parler comme lui, dans ma langue natale et avec assurance. Et il a pleuré, caché derrière ses lunettes. Ma mère m’a confirmé qu’il a pleuré.
J’étais aux anges bien-sûr parce que mon père était si fier de moi qu’il a versé sa petite larme.
En y réfléchissant, j’ai réalisé : « Ah ! c’est parce que je parlais enfin en créole. » Je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir si petite, tellement déçue de moi-même, j’étais dégoutée de ce que j’étais et de ce que je n’étais pas.
Cette pièce de théâtre était comme la catalyse d’une phase sombre de ma vie où je cherchais mon identité plus que jamais. Ça a bousculé cette peur qui était en moi. Peur d’être ridicule, qu’on se moque de moi si j’essayais de parler en créole.
Doucement, j’ai laissé la Mauricienne en moi s’épanouir, sortir de ce cocon où elle somnolait, pour qu’elle prenne enfin un grand bol d’air frais.
Mais est-ce que quelque part je ne me force pas à être mauricienne ? Si ça se trouve, je me mens à moi-même. Et cette partie de moi-même que j’adore aussi : le français, je ne veux pas la voir mourir. Je n’ai pas envie de me perdre.
J’ai gardé la tête haute, le torse bombé. J’ai fait de mon mieux pour ne flancher devant personne. De ne pas être ce qu’ils voulaient que je sois. Comme eux, comme tout le monde.
Je me le suis plantée si profondément dans ma tête que quand ma sœur a commencé à parler le créole avec aisance, je ne savais plus où me mettre. Mais en même temps j’étais rassurée. Peut-être que moi aussi je peux essayer. Mes parents aussi ont évolué, ils sont plus fiers de leur identité mauricienne. Eux non plus ne veulent plus être quelqu’un d’autre.
Alors cette fois-ci j’ai laissé couler. Je n’ai rien forcé. J’ai arrêté de traduire le créole de ma tête en français dans ma bouche et l’ai laissé faire les choses. J’ai beaucoup ramé. J’ai mis du temps à trouver ma cadence. Mais aujourd’hui je suis assez confiante pour laisser glisser quelques mots et expressions en créole.
Je peux enfin dire : « Oui, je suis mauricienne, to pas trouve tah ! »
Ségolène, 18 ans
3 Commentaires
🥹🥹🥹❤️❤️❤️🙏🏿🙏🏿trop fier de toi ma fille et je m’en veux tellement d’avoir fait que tu sois parti du mauvais pied concernant notre langue mais tu sais o combien je tiens à notre pays et sa culture.. mais d’un autre coté tu sais aussi que tu as un atout sur les autres dans le contexte local.. Soit fier de toi et continue à être ce que tu veux être…👊🏿❤️❤️❤️
Je suis la maman de SEGOLENE et je ne peux qu’etre fière d’elle et de tout ce qu’elle a accomplit jusqu’ici…vraiment très bien ♥️
Merci de m’avoir donné la chance de m’exprimer! Ce fus une expérience inoubliable <3