Pour les jeunes, par les jeunes de l’océan Indien
Charlotte raconte la mort brutale de sa sœur de 19 ans et la solitude écrasante qui a suivi. Dans sa famille, comme dans beaucoup de foyers mauriciens, la mort est parfois un tabou : pas de photos, peu de mots, et souvent les enfants sont écartés des rites usuels des funérailles. Entre mythes et silence imposé, le deuil devient pour certains jeunes un combat invisible, où chaque émotion se heurte aux interdits.
Il y a trois ans, le 12 mars, c’était un jour férié… le jour où j’ai perdu ma sœur. Elle n’avait que 19 ans. On était très proche, et certaines personnes nous disaient qu’on se ressemblait comme des jumelles : la voix, le regard, le sourire… sauf que sa peau était un peu plus claire que la mienne. Nous étions six enfants dans la famille, mais nous deux, on était les seules nées à Rodrigues, et ça nous donnait une complicité particulière. Une complicité née de nos jeux, de nos secrets partagés, du fait qu’elle me défendait toujours contre les autres… on était très proche.
Moi, je suis plutôt calme, mais ma sœur était un peu « une tête brûlée », comme on dit. Elle aimait les motos, et elle faisait un peu les choses comme un peu garçon manqué. Quand le drame est arrivé, elle vivait chez ma tante à Cité La Cure. Elle avait déjà deux enfants : deux filles. Elles ont maintenant 8 et 6 ans. L’aînée habitait chez nous et considérait ma maman comme la sienne. L’autre vivait chez la famille de son père. Malgré son jeune âge, ma sœur était déjà maman et essayait de donner un minimum à ses enfants.
En tout cas, je me souviens de ce jour comme si c’était hier. C’était pendant la matinée. J’étais à la maison quand le téléphone a sonné pour me dire que ma sœur avait eu un accident. Mais on ne savait pas si c’était grave ou pas. Puis, la nouvelle s’est vite répandue sur les réseaux sociaux. On y disait qu’une moto avait fait un accident avec une fille et un garçon sur la route de Cocoterie, à Roche-Bois. D’après les témoins, le garçon avait fait une roue arrière et cela avait mal fini. La jeune fille qui était derrière ne portait pas de casque. Quand un deuxième coup de fil a confirmé que c’était ma sœur et que l’accident avait été fatal, j’ai eu l’impression de tomber dans le vide. Je ne pouvais pas parler et d’un coup je n’entendais plus rien. Ma vie a changé profondément depuis ce jour.
C’est un de mes grands-frères qui s’est occupé des funérailles. Dans notre famille, la mort est un tabou. Les aînés disent qu’il ne faut pas garder de photo de la défunte ou trop parler d’elle, sinon “son âme n’aura pas la paix”. Le jour de l’enterrement, ils ne m’ont même pas laissée aller au cimetière. Les adultes disent qu’un enfant ne devrait pas y aller sinon je serais tourmentée. En vrai, je n’ai pas pu vivre ce moment d’adieu qui était important pour moi.
Je ne parle jamais de tout cela à personne. Une seule fois j’ai évoqué cela avec ma mère. Je ne veux pas la fatiguer avec ça car elle aussi sans doute a du chagrin. Et elle a ses tonnes de tracas. Alors souvent, je parle toute seule, et une voix dans ma tête me répond. Je n’arrive pas à m’habituer à ma solitude. Je suis tout le temps triste.
Après sa mort, ma vie a changé. J’étais en Form 1 au collège, mais je n’avais plus envie d’aller à l’école. J’ai fini par arrêter complètement. Parfois, je reste toute la journée au lit, sans envie de sortir ni de voir personne. Ce drame a aussi changé les liens dans notre famille. Les autres membres se tiennent à l’écart de nous depuis ce jour. Plus rien n’est pareil. Quand ma sœur est morte, j’avais l’impression que Dieu m’avait abandonnée. Je n’avais plus la foi. Je ne croyais plus en rien.
Depuis un an, j’ai rejoint les scouts. Ma cheffe, Axelle, est devenue une amie – parfois elle m’invite à dîner chez elle, avec ses parents. Là, quand je vois tout le monde autour de la table, rire, parler ; je ressens la fraternité, un vrai lien. Petit à petit, j’ai recommencé à retrouver confiance en moi. Ça reste difficile. Je réalise que certaines traditions et croyances nous emprisonnent et bloquent nos sentiments. Aujourd’hui, j’apprends doucement à m’en libérer.
Mais une chose est sûre : le vide laissé par ma grande sœur restera toujours là. Il y a une place dans ma vie que personne ne pourra jamais remplir.
Vaiana, 16 ans