Pour les jeunes, par les jeunes de l’océan Indien
Parmi les étals du marché de Port Mathurin, il y a une jeune fille qui s’active dès 7h du matin pour bien disposer ses bocaux de confits de légumes, de fruits et autres condiments. Même s’il est contraignant, ce métier est celui qu’Estelle, très attachée à son île, compte fermement perpétuer.
Les fruits et légumes confits, les satinis, les compotes : c’est une histoire de famille chez nous. À Union, où j’habite, on ne manque jamais de fruits ni de légumes, alors pourquoi ne pas les transformer en trésors ? Ce savoir-faire, ma grand-mère me l’a transmis. Elle a 58 ans maintenant, et se dit trop fatiguée pour venir elle-même vendre au marché tous les jours. Alors, c’est moi qui reprends le flambeau, doucement mais sûrement.
Je cueille les légumes et les fruits, je les nettoie et les coupe. Je n’ai pas encore la main pour tout, surtout pas pour les achards, mais ça viendra. Les achards, c’est toute une science, et parfois je les rate, ils sont trop salés ou bien trop épicés. Pa ankor bien gagn lame comme dit grand-mère, qui elle maîtrise bien le dosage des épices. Alors, je me concentre sur ce que je sais faire de mieux : les confits de piment et l’aigre-doux de limon. Celui-là, c’est mon préféré, il va avec tous les plats. Et puis, c’est connu qu’à Rodrigues on fait les meilleurs aigre-doux de limon. On fait aussi des chevrettes séchées aux piments.
Mon village se trouve à une vingtaine de kilomètres de la capitale Port Mathurin. Là-bas c’est tranquille. Il y a des bois partout. C’est situé en hauteur. Il y fait plutôt frais. La vie à Union est simple. Il y a un monument pour rendre hommage aux esclaves, des touristes qui passent, mais il n’y a jamais foule. Chez nous il y a des animaux dans la cour, des cochons, des vaches, des poules, des cabris. Ce sont mes petits frères et ma maman qui s’occupent du bétail. Moi je n’aime pas ça. Il faut aller courir dans les bois pour les faire rentrer à la maison. Je n’ai pas cette volonté. C’est une vie qui demande de l’endurance, de la patience. Je préfère rester à la maison pour faire les confits.
Depuis mes 15 ans, je vends nos confits de piment, nos achards de bringelle, de légumes, de mangues, de bilimbi, nos satini pistass, nos compotes et le miel qu’on achète à un apiculteur de chez nous. Tout est fait à la maison, avec amour et patience. Je m’occupe du stand au marché de Port Mathurin les samedis et pendant les vacances, mais surtout quand ma grand-mère va à Maurice. Là-bas, nos produits se vendent mieux, et on gagne plus d’argent, plus vite. Pourtant, ici, à Rodrigues, il faut bien continuer à vendre pendant son absence. Alors, je manque l’école. Je suis en Form V au Collège de la Montagne, et même si je tiens à mes études, le marché passe avant parfois. C’est une question de survie, et je ne me plains pas.
Mon père est pêcheur. Ma grand-mère lui a acheté une pirogue. Elle a beaucoup économisé et fait d’énormes sacrifices pour ça. Elle voulait que mon papa ait un métier. Et piqueur d’ourite et pêcheur, c’est ce qu’ont toujours fait les hommes de la famille. Ici, à Rodrigues il n’y a pas beaucoup de travail pour les jeunes. Alors papa a repris ce que il savait faire depuis petit. Il attrape poissons et ourites, on les fait sécher dans la cour, on les sale. Ce sont mes cousines qui les vendent au marché. Tout ce qu’on vend est fait à la maison. Grand-mère et moi, on s’occupe uniquement des confits et achards. Ça nous coûte de l’argent. Il faut acheter des bouteilles, des pots, du sel, du sucre. Et quand nos récoltes ne suivent pas, on doit même acheter du piment. On commande aussi à une autre personne les étiquettes qu’on met sur les pots. Tout cela, ça coûte. Les confits, c’est un investissement, et il arrive qu’on soit en déficit.
Ce travail me plaît, même si, parfois, on a de mauvaises surprises. Plusieurs fois, à notre arrivée au marché le matin, il nous est arrivé de découvrir que nos produits avaient été volés. On a un lieu pour stocker le soir et on pose un cadenas. Mais ça arrive que des voleurs cassent le cadenas. C’est une perte énorme, décourageante. Mais il faut continuer. Heureusement que c’est quand même rare.
Mes journées sont longues, surtout pendant la haute saison, en novembre et décembre, quand les touristes affluent. On vend plus, c’est sûr, mais c’est épuisant. Pourtant, je ne vois pas ma vie autrement. J’aime être là, au marché, avec les clients. J’aime vendre ces produits qu’on fait avec tant de soin. Les pots moyens sont à Rs100, les petits à 50. Ça peut sembler peu, mais c’est notre gagne-pain.
C’est une tradition, cette vente de confits, et moi, j’ai décidé de la reprendre. Peut-être que plus tard, je reprendrai entièrement le business de ma grand-mère, mais pour l’instant, je veux d’abord terminer mes études. Je sais que les autres jeunes ici ne trouvent pas ça si passionnant, mais pour moi, c’est une fierté. Et je ne suis pas la seule dans ma famille. Mes cousines font pareil, elles aussi vendent leurs produits au marché (pistaches, tourtes, poissons etc). C’est notre façon de vivre, de perpétuer ce que nos aînés ont construit. Il n’y a rien d’autre que je voudrais faire. C’est ça, notre culture à Rodrigues : la famille, les confits, le marché. Je ne rêve pas de partir d’ici. La vie à Rodrigues est simple et c’est pour cela ki li zoli !
Estelle, 16 ans